Parents Fair-play

Ces débordements que l’Union belge ne voit plus dans le foot des jeunes Insultes, cris, bagarres, critiques de l’arbitre émaillent régulièrement les matchs de football des enfants de tous âges. De nombreux acteurs de terrain ont l’impression que les comportements inappropriés se multiplient. La Fédération belge, elle, se félicite de leur rareté..

 

Par Sammy Grynberg

Journaliste au service Web Le 4/02/2020

Un père s’agite dans les tribunes d’un club de Schaerbeek. Son fils de 6 ans n’est pas titulaire, c’est « inacceptable », il ne « paie pas pour ça », et il doit à tout prix le dire à l’entraîneur de l’équipe de football qui, ce jour-là, fait également office d’arbitre. Ce père, donc, descend des tribunes, se poste au milieu du terrain et interrompt le match pour agonir d’injures le coach de son rejeton. Devant d’autres personnes qui l’implorent d’arrêter et de « penser aux enfants ». Lesquels restent figés, mais ne manquent rien de la scène qui se joue à quelques mètres d’eux. Un autre parent enjambe la barrière qui le sépare de la pelouse synthétique et ordonne au fauteur de troubles de quitter les lieux. S’ensuivent une petite bagarre – les deux hommes se poussent énergiquement –, des insultes et la promesse de retrouvailles futures, « sur le parking, quand le match est fini ».

Et la situation n’est pas exceptionnelle. Ces violences, dans le monde du football, n’épargnent personne. Elles concernent tant les matchs impliquant des joueurs hauts comme trois pommes que ceux où s’affrontent des adolescents. « C’est bien simple, quand il y a des parents au bord des terrains, ça dérape très souvent », regrettent plusieurs entraîneurs. Avec des conséquences parfois autrement plus fâcheuses.

Cyril, 13 ans, a eu la mâchoire fracturée. Cette blessure a été causée par un « grand-père en colère », comme l’a relayé La Dernière Heure récemment. Elle est l’œuvre d’un homme qui, après avoir « invectivé Cyril, bousculé la barrière à plusieurs reprises », a frappé le jeune gardien au visage. En plein match.

Cet accès de violence fait partie des rares cas de débordements de parents rendus publics dans le monde du ballon rond. D’autres, moins extrêmes, échappent aux radars des médias et, plus inquiétant, à ceux de la Fédération belge, la Royal belgian football association (RBFA). Les comportements déviants ne sont, de ce fait, que rarement sanctionnés. Parce que l’arbitre ne les mentionne pas dans son rapport (même dans les catégories sans arbitre, la personne qui prend le sifflet doit notifier les débordements), qu’ils ne sont pas signalés par une personne se trouvant au bord du terrain, ou parce que les problèmes sont réglés en interne, au sein des clubs. Ainsi, Antoine Rustin, responsable du projet Parents fair-play au sein de l’aile francophone de la RBFA (ACFF), affirme que « le nombre de comportements déviants signalés a diminué ces dernières années. Pour la saison passée, par exemple, ils se comptent sur les doigts des deux mains ».

Bien loin du ressenti de formateurs ou d’observateurs avisés.

Aubin Manoka, qui entraîne des jeunes, a fondé un club à Evere dans lequel il interdit aux adultes qui regardent les matchs d’intervenir pendant ceux-ci, pour se prémunir de ce qu’il appelle « la plaie du football », ces parents « surprotecteurs, excités dans les gradins, qui montrent le mauvais exemple, enveniment les choses et génèrent une escalade dans la violence » en contestant les décisions des arbitres et des entraîneurs. Et les incidents sont légion. Il a suffi d’assister à deux rencontres, au hasard (toujours à Schaerbeek, en l’occurrence), pour en être témoin.

Il y a ce coach qui reproche à son homologue l’agressivité de ses joueurs de 9 ans. Et qui, en élevant la voix, interrompt la rencontre qui se déroulait, jusque-là, dans le calme. L’entraîneur adverse traverse le terrain, jette violemment son chronomètre par terre. Les esprits s’échauffent, le délégué d’une des deux équipes sépare les deux hommes. Là encore, les enfants sont comme pétrifiés sur le terrain. Ils ne ratent rien de la scène. Le chronomètre est ramassé et la partie peut reprendre.

Il y a ces parents qui font des remarques à un arbitre… de 8 ans, parce que « les règles sont les règles, et qu’elles doivent être respectées ». Ils auraient bien pris le sifflet, mais « personne ne le leur a proposé ». Après ça, le petit arbitre, pour chaque décision, demande, du regard, l’approbation de ces spectateurs.

Et les adultes ne se doutent pas qu’ils alimentent un cercle vicieux. « Ils donnent un bien mauvais exemple à des jeunes qui ne demandent qu’à taper dans un ballon, qui n’accordent pas beaucoup d’importance au résultat et qui n’ont pas peur de se faire mal. Ils leur apprennent, inconsciemment, à râler, à contester », déplore Aubin Manoka. Ce que confirme Philippe Godin, psychologue du sport à l’UCLouvain. « Cela devient plus difficile de faire comprendre aux enfants qu’ils ne peuvent pas adopter un comportement agressif. Pourquoi devraient-ils se taire si leurs parents ne le font pas ? »

Reste que ces débordements ne sont pas récents. « Mais ils prennent une tournure différente ces derniers temps, avec une tendance à l’augmentation », analyse Philippe Godin. Il pointe plusieurs facteurs expliquant le comportement parfois violent des parents. « Le fait que l’on soit dans une société de compétition les encourage à espérer de leurs enfants qu’ils soient les meilleurs possible. Les adultes se voient à travers leur progéniture, ils font une compensation inconsciente et ont du mal à gérer leurs émotions. Par ailleurs, le fait que l’argent, dans la société comme dans le football, prenne de plus en plus d’importance joue un rôle considérable. Ce qui explique que dans les sports autrefois désargentés, ces déviances commencent aussi à s’observer. »

Selon le psychologue, les adultes n’ont « pas développé la capacité à se dire qu’il s’agit du sport du gamin, que l’entraîneur est là et qu’il faut lui faire confiance ». Raison pour laquelle, notamment, des parents passent le match entier à faire des recommandations tactiques et techniques à leur enfant. Ce qui désoriente certains joueurs, perturbés par les injonctions contradictoires qu’ils reçoivent de leurs parents et de leur entraîneur. « Beaucoup de personnes pensent avoir la capacité de juger correctement, en dépit de l’opinion du coach. C’est une frontière à ne pas dépasser. »

Question de point de vue… « On n’a pas le sentiment de dépasser les bornes sur le bord du terrain », témoigne le père d’un adolescent. « D’abord, parce que tout le monde agit de la même manière, donc rien n’indique que notre comportement est anormal. Ensuite, parce qu’on vit intensément le match. Nos interventions, nos cris et nos encouragements sont censés être inoffensifs. » Quand il a suggéré à l’arbitre « d’aller chez l’ophtalmologue », de « suivre un peu le match » et quand il lui a reproché « de ne pas connaître les règles », c’était « une remarque en l’air. Je ne m’adressais pas vraiment à l’arbitre, je n’attendais même pas de réaction ou de changement d’attitude de sa part. Mais c’est difficile de rester silencieux quand on est pris par la rencontre et qu’on est témoin d’une injustice flagrante ». Alors, il a fait savoir son mécontentement, tout en ayant conscience que l’homme en noir « ne changerait pas d’avis ».

Et que le spectateur qu’il est ne sera pas réprimandé, parce qu’en football, marquer son désaccord avec l’arbitre est, dans les faits, autorisé ; la culture de la contestation est entretenue. « Certains sports, où la première manifestation contre l’arbitre est sanctionnée, se prêtent moins à ce genre de remarques. En football, on laisse tout faire. C’est notamment pour cette raison que des parents ont déjà agressé des entraîneurs, des arbitres », décode Philippe Godin.

Les chiffres en possession de l’Union belge, et de son aile francophone, peuvent paraître paradoxaux, puisqu’ils laissent penser que le problème est loin d’être répandu, alors que de nombreux acteurs de terrain assurent le contraire. « A Bruxelles et dans le Brabant wallon, on enregistre seulement environ un incident pour 10.000 matchs. C’est un incident de trop, mais il n’y a pas de quoi dramatiser ou être alarmiste », confie Marc Roosens, senior manager du comité provincial Brabant-Bruxelles, en charge des sanctions éventuelles. « Lorsque des groupes de supporters vont trop loin, on peut mettre le club à l’amende (on parle de plusieurs centaines d’euros, NDLR). Certaines sanctions peuvent être accompagnées d’un sursis, ce qui fait que les clubs ont une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Ça les force à mettre en place des initiatives internes pour éviter que ne se reproduisent des incidents. Ce qu’ils ont intérêt à faire, notamment pour les clubs inscrits dans le projet Parents fair-play, pour lesquels un label lié à des subsides peut être retiré. »

Les choses se compliquent quand les débordements sont individuels. « Il faut, dans un premier temps, pouvoir identifier le fauteur de troubles. Ensuite, il faut qu’il soit affilié à la RBFA (ce qui n’est pas le cas de tous les parents, NDLR), sinon on ne peut pas le suspendre. Si les faits sont très graves, on peut envisager une radiation », détaille Marc Roosens.

Pour cela, encore faut-il que les comportements violents soient portés à la connaissance des organes sanctionnateurs. A Waremme, Raphaël Quaranta et Patrice Broeders, coordinateurs des jeunes du club depuis respectivement cinq et six ans, ont dû exclure plusieurs parents et, par ricochet, des enfants. « Les gamins sont pris en otages, on le regrette, mais on est obligés de prendre une décision sévère quand un entraîneur, par exemple, est en danger. » Il y a deux ans, le père d’un joueur a donné un coup de tête à un entraîneur parce que son fils ne jouait pas assez à son goût. L’affaire, réglée en interne, n’arrivera jamais jusqu’aux oreilles de la Fédération belge. « Des cas aussi extrêmes sont, fort heureusement, isolés. On n’en a eu que deux en six ans. Du reste, il incombe à la personne incriminée d’expliquer à son enfant qu’elle est la seule responsable. »

Pour limiter ces débordements, Raphaël Quaranta et Patrice Broeders ont décidé de sensibiliser les joueurs qu’ils encadrent. « On leur parle pour qu’ils restent calmes. Contrairement à d’autres clubs, on encourage le dialogue. L’idée est de leur rappeler que c’est un hobby, que le plaisir de jouer doit être prépondérant. » Un message qu’ils jugent d’autant plus important que « certains parents rêvent pour les enfants quand ils sont tout petits, et les placent dans le football en étant motivés par les perspectives financières qu’offre ce sport ». Ils leur « mettent une pression inutile, encensent leurs gamins, les changent de club au moindre contretemps ».

Comme ce père, qui fait des remarques, parfois virulentes, à son fils, quand il ne prend pas la bonne décision ou est imprécis. Et aux enfants des autres, aussi. Notamment à ce gardien de 8 ans, dont il ne connaît pas le prénom et qu’il appelle « gardien ». Parce que le but encaissé, c’est de sa faute, « il n’avait qu’à être mieux placé, ce ne serait pas arrivé ».

Dès lors, pour éviter ces débordements, faut-il éloigner les parents des terrains, comme le suggèrent les deux coordinateurs de Waremme (« S’ils sont derrière une vitre, ils voient le match et on ne les entend pas, tout le monde est content ») ? « Ce serait une manière très imparfaite de régler le problème. On le déplacerait », met en garde Philippe Godin. « Les matchs se dérouleront certes dans une ambiance plus calme, mais on n’a aucune idée de ce qui se passera dans la voiture, sur le chemin du retour, ou lorsque l’enfant sera rentré chez lui. Je ne suis pas convaincu qu’il faille éloigner les parents, sauf si on est en présence d’un fou furieux. » Il invite à mettre en place des solutions plus structurelles, comme le fait « d’éduquer les parents à se comporter de manière adéquate, leur expliquer clairement, au sein de chaque club, ce qui est autorisé et l’attitude qui est attendue ». Et d’affirmer, d’après son expérience, que « c’est efficace dans la plupart des cas, même s’il y a toujours un énergumène ou l’autre qui ne comprend pas ».